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Encore un flacon iridescent, une grande fleur bleu et noir, un cygne blanc aux ailes déployées, qui se forment comme par magie à l’extrémité du tube que le maître verrier retourne entre ses doigts, alternant le soufflage, les retouches et l’ajout d’autres gouttes en fusion, dans la rougeoyante pénombre de la fournaise. Ensuite, les visiteurs, qui grâce à Mr. Silvera sont arrivés à Murano non pas en vaporetto, mais par le motoscafo appartenant à la verrerie, sont introduits dans les locaux d’exposition.
Là, parmi des cristalleries de toutes sortes, une flore et une faune vitrifiées s’alignent sur les rayons des étagères, tandis que sous une forêt de lampadaires, dans de très longues tables formant vitrine, scintillent par milliers les bijoux de fantaisie.
— Attention, please !
Mr. Silvera frappe dans ses mains pour rassembler son groupe un peu à l’écart, avant qu’il ne se confonde avec la nombreuse clientèle – d’autres groupes et des touristes isolés – que le motoscafo de l’entreprise continue à décharger dans son va-et-vient entre Murano et les Fondamenta Nuove.
Donc, explique Mr. Silvera, chaque objet a son prix clairement indiqué : un prix déjà réduit, d’usine. Mais l’Imperial Tours a droit à une remise supplémentaire de cinq pour cent, ou même de dix pour les articles les plus coûteux. Aussi, que ceux qui achèteront quelque chose n’oublient pas de mentionner le nom de l’agence à la caisse.
L’annonce, qui confère aux clients de l’Imperial une certaine supériorité sur les autres groupes, est accueillie avec une satisfaction particulière. Le señor Bustos et sa femme se dirigent tout de suite vers une étagère où de petites gondoles, complétées par un gondolier avec sa rame, sont en offre spéciale pour quelques milliers de lires, alors qu’à Venise elles auraient coûté allez savoir combien. Mme Durand, de son côté, s’oriente vers de petits lions de Saint-Marc jaunes et bleus (beaucoup plus fins que certains autres, en apparence semblables, pour lesquels en ville on demandait le même prix), tandis que les époux Singh et la vieille Miss Gardiner commencent à examiner des articles plus importants et donc plus avantageux, compte tenu de la remise plus élevée. Quelques-uns s’intéressent même aux lustres. Mais la plupart se hâtent vers la bijouterie, se dispersant rapidement parmi les vitrines.
Mr. Silvera allume une cigarette et s’en va fumer sur le seuil, regardant la pluie, regardant les vaporetti de la ligne 5 qui arrivent et repartent du phare, considérant de temps à autre ses chaussures mouillées et qui ont peut-être besoin d’un ressemelage. Il serait attiré par l’idée d’aller attendre dans un café, mais aux alentours il n’y en a plus aucun : les derniers ont cédé la place, eux aussi, à des boutiques de bimbeloterie, à des magasins de matériel photographique, de cartes postales, de guides illustrés. Il finit par retourner dans la grande salle de la fournaise, où le maître verrier est toujours à l’œuvre mais où les spectateurs commencent à se raréfier, vu l’heure déjà avancée et la pluie. Il allume une autre cigarette. Il fume appuyé au mur dans un coin à demi obscur.
C’est merveilleux, wonderful, prekrasny… Le murmure des visiteurs lui parvient chaque fois qu’au bout du tube se répète le miracle du flacon, de la fleur noire et bleue, du cygne aux ailes déployées.
— Meu pãe não quer que fume, dit la jeune Tina.
C’est pour cette raison qu’elle est venue fumer ici, explique-t-elle en montrant sa cigarette avec un petit sourire complice, comme pour bien prouver que son père ne la laisserait pas fumer. Ce qui n’est pas vrai, car dans la rue, tout à l’heure, elle fumait bel et bien. Au reste, elle n’aspire que quelques bouffées et jette la cigarette, pour fouiller dans son sac dont elle extrait un paquet de gaufrettes.
— Um biscoito ? offre-t-elle. O senhor não comeu…
Elle voudrait lui reprocher de n’avoir rien mangé depuis ce matin, mais la charge d’assurance dont elle s’était pourvue ne la soutient plus, ne lui permet pas d’achever sa phrase. Elle craint qu’il ne refuse, et surtout qu’il ne lui vienne à l’esprit que – comme c’est d’ailleurs le cas – elle a acheté ces biscuits tout exprès pour les lui offrir.
C’est très gentil, dit au contraire Mr. Silvera en en prenant deux ; à cette heure-ci, c’est exactement ce qui convient.
Mais deux ne sont pas assez, insiste Tina rassurée. O senhor não comeu…
Encore un, mais pas plus, car il est déjà tard : dans peu de temps, il faudra partir, et puis, ce soir, on dînera de très bonne heure. Au fait, a-t-elle déjà acheté quelque chose à côté ? A-t-elle trouvé un joli souvenir ?
Oui, son père lui a acheté des boucles d’oreilles en diamants, répond Tina en se mettant à rire. Elle tire en arrière ses cheveux très noirs pour montrer deux petits disques de cristal rose, sertis d’un fil de cuivre. Comment lui vont-ils ?
Mr. Silvera la prend par un coude pour la conduire dans une zone plus éclairée. Voyons, dit-il, en lui faisant même gravir les deux marches qui remontent vers l’exposition.
Très bien, approuve-t-il. Ils lui vont à ravir.
— Look, look, Mr. Silvera ! intervient Mrs. Wilkins qui a acheté pour seulement 8 550 lires, remise comprise, un bracelet de perles de toutes les couleurs. Isn’t it beautiful ?
Il est très beau et il lui va très bien, complimente Mr. Silvera. Et Miss Tina aussi a bien choisi, ajoute-t-il en invitant Tina à montrer ses boucles d’oreilles.
— Lovely ! crie Mrs. Wilkins.
Elle irait presque jusqu’à les acheter aussi, si elles n’étaient pas trop chères.
Celles-ci sont très peu coûteuses, mais il y en a qui sont serties d’argent et même d’or, explique, timide, Miss Tina.
Ah, lui dit sérieusement Mr. Silvera, ce sont seulement des souvenirs. Il ne faut pas les payer trop cher, les souvenirs.
— No, admet Tina, baissant les yeux, soudain très triste.
Mr. Silvera frappe dans ses mains, commençant à rassembler le groupe :
— Attention, please !
Il charge ensuite Tina et les époux Singh de réunir tout le monde dehors, où maintenant il ne pleut plus, et va s’informer du motoscafo à la caisse.
Sera-t-il possible, demande-t-il, de l’avoir aussi pour le retour ?
La caissière répond que non. Pour des courses supplémentaires, il est trop tard, sans compter que les clients de l’impérial ont dépensé vraiment trop peu.
— You see ? dit-elle en lui montrant la feuille où elle a noté les achats du groupe.
Elle a déjà calculé, cependant, le pourcentage qui revient à l’accompagnateur, et ouvre la caisse pour le régler.
— Non, attendez, j’achète aussi quelque chose, puisque j’y suis, dit Mr. Silvera dans un italien parfait.
Il fait volte-face et retourne vers une des tables-vitrines, cherche un moment, indique quelque chose au vendeur.
— No motorboat, sorry, annonce-t-il peu après en rejoignant ses vingt-huit. Mais du célèbre phare – you see, the lighthouse overthere ? – partent les vaporetti de la ligne 5, qui arrivent directement aux Schiavoni. Hurry up, now ! Vite ! De prisa !
Quand le 5 débouche du canal de l’Arsenal et les dépose au bout de la riva degli Schiavoni, repartant à moitié vide pour San Zaccaria, il est près de six heures et demie. Il fait maintenant tout à fait nuit et il a recommencé à pleuvoter. Quelques-uns s’attardent pour ouvrir leurs parapluies.
— Vite, hurry, les stimule Mr. Silvera en donnant le bras à Mme Durand, qui hésite à affronter les marches glissantes du pont. Ce n’est pas loin, les encourage-t-il.
Ils se mettent en route par la riva San Biagio, le long d’une file de bateaux à quai, noirs et silencieux. Il ne passe presque personne. Même dans le bassin de Saint-Marc, qu’une lente brume est en train d’envahir, le mouvement se limite à une navette et à deux motoscafi pour le Lido, dont les lumières ne se distinguent plus. L’île de San Giorgio elle-même a disparu. C’est comme si la basse saison, soudain, avait atteint un point si bas qu’au-delà il n’y a plus que le vide absolu, le néant.
Ne sera-t-il pas trop tard ?
Bien que personne n’ose avouer ce doute, fût-ce à soi-même, beaucoup commencent à regarder de travers Mr. Singh, tenu pour le principal responsable de l’excursion à Murano.
— Não será demais tarde, senhor Silvera ? hasarde Tina à voix basse, alors qu’ils arrivent au pied d’un autre pont. O barco não será…
Não, o barco n’est pas parti, o barco nous attend, la rassure o senhor Silvera en aidant Mme Durand à monter les dernières marches et en lui offrant son autre bras. Le voici, o barco.
Un peu plus loin sur la riva dei Giardini, entre les sombres silhouettes d’embarcations de moindre importance, est amarré un beau bateau blanc, dont tous les ponts et les hublots sont éclairés, tous les fanaux allumés, avec mille ampoules qui s’élèvent en deux rangées brillantes jusqu’à l’antenne de signalisation. Sur la poupe, le nom se détache en magiques caractères grecs.
— Basilissa tou Ioniou, annonce o kyrios Silvera avec un geste approprié vers la Reine de la mer Ionienne, the Queen of the Ionian Sea, la Reina del Mar Jonio, devant laquelle plusieurs groupes sont encore en attente d’embarquement. (Celui du jeune paysan blond, passeports à la main, est en ce moment même en train de monter sur la passerelle.)
Mais, au-delà du bateau et de la lagune, au-delà de l’Adriatique et de ladite mer Ionienne avec Corfou, sa perle verte, le geste évoque des lointains encore plus suggestifs, jusqu’à la Crète, jusqu’à Rhodes, jusqu’à la fabuleuse Chypre, dont l’Imperial Tours ouvre les horizons aux voyageurs de son imbattable forfait. Venise, avec ses gondoles et ses pigeons, n’a été qu’une introduction, un simple prélude, si splendide fût-il. C’est maintenant que commence le véritable voyage.